Dans cette interview exclusive, Cyril Jacquot, l’auteur de Fr(h)ommages dévoile les coulisses de son ouvrage, paru aux Éditions Libel. À la croisée du guide pratique, du traité sensoriel et du livre d’art, Fr(h)ommages propose une véritable grammaire des accords entre fromages, mets et boissons. Riche de recherches documentaires, de réflexions sur la saisonnalité et le terroir, et d’accords aussi précis qu’inattendus, ce livre s’impose comme une référence pour tous les amateurs, professionnels et curieux désireux de comprendre et de ressentir la complexité du goût.

Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Amoureux de la matière lactée depuis ma plus jeune enfance, je consommais dès mes 8 mois du Munster-Géromé AOP, un doux souvenir de mon enfance. Avec un Master de psychologie en poche portant sur la sensorialité, j'ai fait le choix en 2017 de passer des maux au Meaux après un bilan de compétences et de devenir crémier. J'ai décroché un CQP Vendeur-conseil en crèmerie en 2019 avec la mention spéciale du jury et, en 2020 j'ai débuté la rédaction de ce livre original portant sur les accords fromagers avec les mets et les boissons. Aujourd'hui, j'exerce mon métier avec passion, rigueur et honnêteté au sein de la Fromagerie Tête d'O à Lyon. Parallèlement, je continue de faire vivre mon livre en l'alimentant de contenus additionnels sur les réseaux sociaux (Instagram, Facebook, LinkedIn). En 2025, Fr(h)ommages a reçu le prix Livres et Savoirs, catégorie "Ouvrages pédagogiques - Service en salle" décerné par l'Académie Nationale de Cuisine et j'espère qu'un jour il puisse obtenir le Label Éducation Nationale pour être distribué aux apprenants pour que les chariots de fromages, devenus si rares en restauration, continuent à être présentés aux clients.

Comment votre expérience de vendeur-conseil et d’animateur d’ateliers a-t-elle influencé l’écriture de ce livre ?

Un vendeur-conseil en crèmerie se doit d'être exigeant, rigoureux pour répondre aux questions des clients-consommateurs. Il doit également savoir être à l'écoute tout en restant attentif au langage non-verbal et paraverbal (dans une attention flottante et active comme dirait le psychologue Carl Rogers) pour capter ce que le langage n'exprime pas afin de répondre aux attentes profondes du consommateur. Le vendeur-conseil en crèmerie doit également être capable de conseiller son client en usant d'un langage à la fois technique mais aussi poétique et gourmand. Enfin, il doit savoir parfois surprendre son client en lui proposant des fromages inédits susceptibles de lui plaire. Toutes ces compétences développées en psychologie, j'ai su les déployer aussi bien dans mon métier ou lors de l'écriture de Fr(h)ommages, qui est tout autant un recueil technique qu'un livre poétique. Les attentes, questions, remarques des clients nourrissent mes réflexions qui en retour entretiennent ma rigueur professionnelle. Il existe une véritable dialectique entre mon livre et mon métier. Puisque Fr(h)ommages est réédité chaque année et complété de contenus additionnels, il n'est pas figé dans un instant t, il s'agrémente et se renouvelle avec les dernières données filière. En somme, il évolue aussi au gré de mes connaissances, qui s'affinent, et au gré des évolutions des cahiers des charges dans une quête constante de perfectionnisme et de justesse "journalistique". Néanmoins, mon parcours personnel m'a toujours poussé vers l'humilité. Mon livre reste une modeste contribution car, d'une part, la connaissance fromagère est si vaste et, d'autre part, je ne suis que l'ambassadeur auprès des clients de fromages produits et affinés quotidiennement par d'autres, tous ces artisans qui agissent dans l'ombre pour nous offrir ces merveilleux joyaux lactés.

Qu’entendez-vous par « grammaire des accords fromagers » et comment l’avez-vous construite ?

La grammaire et l'arithmétique sont deux matières enseignées dans les cours élémentaires de primaire. Elles posent les bases de la connaissance scolaire et conditionnent les apprentissages ultérieurs. Fr(h)ommages en tant qu'ouvrage pédagogique et hédoniste pose les jalons de l'Art de la dégustation fromagère et de l'Art du cheese-pairing. Toutefois, il ne peut pas épouser la totalité des spécificités fromagères françaises (3423 fromages dénombrés par touslesfromages.fr le 01/10/25) ni l'ensemble des goûts des consommateurs puisque nous sommes tous différents et ne partageons pas tous les mêmes bagages sensoriels. C'est en cela que Fr(h)ommages est un ouvrage qui suggèrent des accords avec des mets ou boissons sans se vouloir exhaustif car un livre ne suffirait pas pour épouser la totalité des spécificités. Néanmoins, Fr(h)ommages aborde cette question, hautement subjective, de la dégustation fromagère et des accords fromagers suivant un angle technique, quasi scientifique. Pour ce faire, j'ai réalisé un gros travail de recherches documentaires et de croisement des données pour obtenir un condensé d'accords impersonnels, tangibles et effectifs. Chaque accord suggéré est soutenu par une arithmétique des accords qui justifie le mariage en fonction de la nature de l'accord et la sphère organoleptique engagée (texture, saveur, arômes, flaveurs et persistance en bouche). C'est le fondement même de la méthode que je suggère.

Quelle place occupent les terroirs et la saisonnalité dans vos recommandations d’accords ?

La notion de terroir est centrale dans mon livre car elle me passionne. Quand on sait qu'il suffit de changer quelques facteurs (floristiques, climatiques, atmosphériques, géologiques, topographiques, pédologiques, hydrologiques), activer quelques leviers (température, hygrométrie, vitesse de ventilation, composition atmosphérique, pH, matériaux, pression atmosphérique) pour favoriser certaines microflores au détriment d'autres et ainsi modifier sensiblement le fromage final et donc l'organoleptique, cela revient à dire que la diversité microbienne indigène explique à elle seule la diversité fromagère. Cette diversité microbienne, les chercheurs de l'INRA s'y intéressent depuis peu et les premiers travaux montrent qu'il y a à minima 50 à 100 souches microbiennes actives dans un fromage au lait cru et a minima des dizaines de milliers de souches autochtones fromagères dans la Nature. Cela donne le vertige ! C'est pourquoi, j'ai décidé de leur donner une place de choix dans mon livre, notamment quand j'évoque les Petites Régions Agricoles pour décrire nos 434 terroirs, à la différence des livres de mes confrères qui se contentent des régions, voire des départements. Parallèlement, je me suis associé au projet de L'Observatoire des Produits du Terroir (https://www.lopt.org/carte) pour cartographier les 146 fromages décrits dans mon livre et de très nombreux produits de nos terroirs français sur une carte virtuelle accessible au grand public. Chaque consommateur pourra se géolocaliser et retrouver les joyaux de son territoire. Néanmoins, je tiens à souligner que les accords de terroirs, bien qu'ils paraissent séduisants, sont généralement des contresens organoleptiques. Nous avons tendance à croire que deux produits qui partagent un même terroir sont ipso facto en accord. C'est un préjugé ! Pour marier des fromages avec des mets ou des boissons, il est impératif de partir du goût et non répondre aux sirènes marketing. Prenons l'exemple classique de l'Ossau-Iraty AOP avec la confiture de Cerise noire. A la dégustation, les saveurs acidulées et sucrées de la confiture de Cerise noire l'emportent sur les arômes de l'Ossau-Iraty AOP venant écraser la subtilité du fromage. Cet accord était moins déséquilibré 100 ans auparavant quand les parents servaient une tartine de confiture de Cerise noire à leur enfant au goûter pour "faire passer" le goût âpre, puissant et céronné des tommes de brebis affinées. Bien évidemment, cet accord de terroir est soutenu par un héritage patrimonial mais organoleptiquement c'est une aberration. En revanche, je garde à l'esprit que la notion de plaisir doit rester la boussole de toute dégustation fromagère. C'est pourquoi, je propose cet accord commun de terroir dans mon livre bien que j'émets des réserves sur le résultat.

La saisonnalité fromagère est une question délicate et difficile à couvrir sans être réducteur. En effet, la saisonnalité combine plusieurs facteurs : saisonnalité botanique, saisonnalité zoologique, saisonnalité patrimoniale, saisonnalité de consommation et affinage. En tant que crémier, nous sommes régulièrement sollicités sur ces thématiques. Gardons à l'esprit que les ruminants nourris d'une herbe grasse fournissent un lait riche en acides gras mono- et polyinsaturés qui donnent des fromages plus fondants avec des flaveurs plus prolongées et arômes plus fins. Or, une étude menée en 2002 par l'équipe du chercheur Verdiez-Metz a montré que seules les pâtes pressées cuites et non cuites étaient concernées par cette particularité saisonnière. Le réchauffement climatique nous montre que les ruminants sont nourris de foin en été tant les sols sont appauvris et grillés. Le lait d'été serait donc davantage un lait de regain d'avril-mai ou de septembre et ne concernerait pas toute la variété fromagère. Concernant la saisonnalité zoologique, des préjugés subsistent dans notre profession laissant croire qu'il est impossible d'avoir naturellement du lait de chèvre de décembre à mars et du lait de brebis de juillet à décembre. Encore une fois, le bon sens paysan nous démontre le contraire. Il suffit de déplacer une partie du troupeau sur une vallée moins ensoleillée et de mettre la chèvre au bouc ou la brebis au bélier pour obtenir du lait en dehors des périodes traditionnelles sans avoir recours aux hormones ni à un procédé phototechnique. En outre, la question de la saisonnalité ne peut être réduite dans un livre généraliste et je conseille les lecteurs à interroger son crémier qui sera plus à même de pouvoir répondre aux caractéristiques individuelles de chacun des produits présents sur son étalage car il connaît les pratiques de son fournisseur.

Quels accords inattendus ou originaux le lecteur pourra-t-il découvrir dans Fr(h)ommages ?

La quête de l'accord parfait est subjective et hautement conditionnée par le contexte. C'est en cela que dans mon livre j'ai l'indé-sens de parler des 5 sens (vue, toucher, odorat, goût, ouïe) + 1 sens (proprioception ou le positionnement du corps dans un espace-temps). Autrement dit, le moment, le lieu, les circonstances, le décor, les personnes avec qui on partage la dégustation ont un haut pouvoir de persuasion hédonique. Ainsi, mes accords parfaits ne seront pas les vôtres et encore moins les miens dans d'autres contextes. Néanmoins, voici quelques accords fromagers étonnants, insolites que je peux vous soumettre et qui ont sensiblement fonctionné lors de mes séances de dégustation fromagère. Fêta AOP, fromage grec à pâte molle sans croûte au lait de brebis, et betterave rouge suave pour un accord de contraste de saveurs de fin d'été-début automne. La betterave rouge à la fois sucrée et terreuse neutralise les saveurs salées et acidulées de la Fêta AOP créant un ensemble harmonieux en bouche. Les consommateurs apprécieront aussi le contraste de texture (fondant du fromage et croquant du légume) et le clair-obscur dans leur assiette pour une entrée réussie.

Bleu d'Auvergne AOP, fromage à pâte persillée à grande cavité au lait de vache du Livradois, et un Vermouth rosso élaboré dans la pure tradition du piémont astésan à partir de vins Barbaresco mutés et agrémentés de plus de 26 herbes aromatiques et racines dont la gentiane ou la quinine. Cet accord de résonance aromatique s'explique par la parenté des arômes de gentiane qui se retrouvent à la fois à la dégustation du fromage et du Vermouth rosso. De plus, les flaveurs parfois jugées piquantes du Penicillium roquefortii du Bleu seront adoucies par la sensation de fraîcheur et la profondeur aromatique du vin doux naturel dans un équilibre harmonieux et persistant en bouche. Maroilles AOP, fromage à pâte molle et à croûte lavée au lait de vache de Thiérache, et un turbot pêché entre mai et novembre cuisiné grillé. Le turbot grillé offre une chair tendre, fondante et légèrement iodée, avec des arômes délicats et une touche de douceur.

Le Maroilles AOP, contrairement à une idée reçue, fondu apporte une onctuosité beurrée et des arômes umami légèrement torréfiés, lactés et herbacés. En associant le turbot grillé avec une sauce au Maroilles AOP, vous allierez le poisson délicat aux arômes complexes du fromage dans un plat audacieux qui séduira vos convives par sa gourmandise. Les deux mets s'associeront dans un accord de complémentarité aromatique sans que l'un n'écrase l'autre. Vous pouvez également ajouter une fine tranche de Maroilles AOP sur le poisson en fin de cuisson pour qu'il fonde légèrement.

Rigotte de Condrieu AOP, fromage à pâte lactique et à croûte naturelle au lait de chèvre du Pilat 100% fermière depuis 2024, et vanille de Tahiti forment une alliance subtile et raffinée, qui joue à la fois sur la complémentarité aromatique et les contrastes de saveurs. La vanille de Tahiti, moins sucrée que la vanille Bourbon, apporte une dimension exotique et parfumée aux fromages de chèvres mi-secs avec une croûte bleutée (Penicillium album). La vanille de Tahiti aux arômes riches et complexes floraux (jasmin, fleur d'oranger) avec des notes boisées quasi caramélisées viendront compléter les arômes caprins, de sous-bois et noisetés de la Rigotte de Condrieu AOP. Par ailleurs, les saveurs doucereuses de la vanille de Tahiti contrasteront les saveurs salées du palet de chèvre pour un résultat subtil, fin et surprenant. Pour mettre en œuvre cet accord, vous pouvez servir la Rigotte de Condrieu AOP avec une crème ou une compote parfumée à la vanille de Tahiti. Les cuisiniers préféreront une tarte ou un clafoutis à la Vanille de Tahiti parsemée de Rigotte de Condrieu AOP coupée en copeaux fins.

Beaufort AOP chalet d'alpage, fromage à pâte pressée cuite aveugle du beaufortain, de la Maurienne-Tarentaise, et ananas pour un mariage garantie porté sur la résonance aromatique. Le Beaufort AOP, tout comme le Comté AOP, est un fromage aux arômes complexes et à la texture beurrée. Le Beaufort AOP Chalet d'alpage de 15 mois d'affinage (en octobre 2025 ; production été 2024) exprime en cette saison généralement des arômes fruités (évoquant l'ananas ou les agrumes) tandis qu'il exprimera davantage des arômes boisés et torréfiés en février 2026 (affinage 19 mois - production été 2024). Avec ses arômes exotiques et sa texture beurrée, le Beaufort AOP chalet d'Alpage 15 mois d'affinage s'accorde à merveille avec l'ananas juteux, sucré et acidulé. Un accord de résonance évident et bienvenu pour un cocktail réussi où vous pourrez proposer à vos convives des brochettes de Beaufort AOP chalet d'alpage coupé en dés avec des morceaux d'ananas frais.

Si vous souhaitez reproduire ces accords présents dans mon livre, j'invite les lecteurs de partir de leurs goûts idiosyncrasiques, de formuler des hypothèses de travail puis de faire des essais avec des amis où chacun émettra des avis en dépassant le simple jugement "j'aime/j'aime pas" par l'argumentation. Chacun des convives s'en retrouvera enrichi car, à travers la dégustation fromagère, c'est bien nous-mêmes que nous interrogeons par l'introspection.

Qu’espérez-vous transmettre aux amateurs de fromages à travers cet ouvrage ?

Cet ouvrage ne s'adresse pas uniquement aux professionnels de la gastronomie (crémiers-fromagers, restauration, service en salle), ni uniquement aux étudiants en formation (CQP, CAP, ENIL) mais aussi à tous les gastronomes ou les épicurieux gourmands. En tant que consommateur, vous invitez des amis ce soir et vous ne savez pas quoi leur servir avec le fromage, entre la poire et le dessert, ou en antipasti, entre l'apéritif et l'entrée. Il vous suffit de dégainer Fr(h)ommages pour tout de suite trouver l'inspiration. Mon livre est à la fois un guide didactique prêt à l'emploi, un précis ludique et un répertoire d'inspiration. Mais c'est avant tout un ouvrage hommage à cette matière lactée si inspirante et aux artisans qui œuvrent chaque jour pour sublimer notre plateau de fromages et émerveiller nos repas. Comme disait Max Weber, d'une certaine manière, Fr(h)ommages participe au réenchantement du monde au sens linguistique (égayer) et au sens sociologique (donner du sens), un remède contre la morosité, une invitation au partage et à l'évasion. C'est pourquoi, il existe à la fois en version numérique et gratuite et en version papier pour tous ceux, qui comme moi, aiment tenir cet objet si précieux qu'un livre.

Retrouvez le livre en format papier : https://www.editions-libel.fr/maison-edition/boutique/frhommages/

Retrouvez le livre au format numérique: https://www.editions-fablyo.fr/produit/frhommages/